La passe de Deppen
Marcia était d’une humeur de chien.
Mener deux sorts de front n’était pas une mince tâche, d’autant que l’un, la projection, relevait d’une forme inversée de Magyk et réclamait beaucoup de doigté pour éviter la contamination par le Côté Obscur - l’Autre Côté, comme elle l’appelait plus volontiers. Il fallait une bonne dose de courage et d’expérience pour pratiquer la Magyk inversée sans que l’Autre en profite pour s’inviter. Mais elle avait été à bonne école : beaucoup des sorts qu’Alther tenait de DomDaniel faisaient appel à la Magyk noire, de sorte qu’il était devenu expert dans l’art de contrer celle-ci. Pendant qu’elle se concentrait sur la projection, Marcia sentait la présence de l’Autre qui rôdait autour d’eux, attendant une occasion de s’immiscer. Son cerveau menaçait d’exploser, aussi n’était-ce pas le moment de lui demander d’être polie.
— Bon sang de bois, Nicko, bouge-moi cette cochonnerie de bateau ! glapit-elle.
Nicko prit un air vexé. Elle n’avait pas à lui parler sur ce ton.
— Pour ça, faudrait pagayer, marmonna-t-il. Et il vaudrait mieux que je sache où aller.
Marcia fit l’effort supplémentaire de creuser un tunnel dans le brouillard, ce qui n’arrangea pas son humeur. Silas se taisait. Conscient de la quantité d’énergie et de Magyk qu’elle mettait en œuvre, il éprouvait à son endroit un respect mêlé de réticences. Jamais il n’aurait été capable de susciter une projection aussi compliquée, surtout en entretenant simultanément un brouillard d’une telle densité. Il fallait lui rendre cette justice : elle était douée.
Laissant Marcia à sa Magyk, il se mit à pagayer. Sous la conduite prudente de Nicko, le voilier s’engagea dans le cocon ouaté formé par le tunnel et se dirigea vers le ciel étoilé qu’on apercevait au bout. Bientôt, le fond du bateau racla un banc de sable et sa coque heurta une épaisse touffe de joncs.
Ils avaient atteint les marais de Marram.
Avec un soupir de soulagement, Marcia laissa le brouillard se dissiper. Tous se détendirent, sauf Jenna. Quand on était la seule fille d’une fratrie qui comptait six garçons, on apprenait forcément un ou deux trucs.
Elle n’avait eu qu’à tordre le bras de 412 pour l’étendre face contre terre et l’y maintenir de force.
— Laisse-le, Jen, lui dit Nicko.
— Pourquoi ?
— Ce n’est qu’un idiot.
— Mais il a failli nous faire tuer ! On lui a sauvé la vie quand il était enfoui sous la neige et il nous a trahis !
412 restait muet. Sauvé la vie ? Enfoui sous la neige ? Tout ce qu’il se rappelait, c’est qu’il s’était endormi à l’extérieur de la tour du Magicien et réveillé prisonnier au dernier étage de la même tour.
— Laisse-le, Jenna, insista Silas. Il ne comprend pas ce qui se passe.
— D’accord, dit Jenna en s’exécutant de mauvaise grâce. N’empêche que c’est un porc.
412 se redressa lentement en frictionnant son bras. Il n’aimait pas la façon dont les autres le regardaient. Et il n’aimait pas que la princesse le traite de porc, surtout après avoir été aussi gentille avec lui. Il se pelotonna le plus loin possible de Jenna et s’efforça de mettre de l’ordre dans sa tête. Ce n’était pas facile. Rien n’avait de sens. Il fit alors appel à l’enseignement qu’il avait reçu à la Jeune Garde.
Les faits. Seuls les faits existaient, les bons comme les mauvais. Donc...
Fait numéro un : son enlèvement : MAUVAIS.
Fait numéro deux : le vol de son uniforme : MAUVAIS.
Fait numéro trois : la descente du conduit du vide-ordures : MAUVAIS. Très MAUVAIS.
Fait numéro quatre : son embarquement forcé à bord d’un bateau qui puait le poisson : MAUVAIS.
Fait numéro cinq : les magiciens ne l’avaient pas tué (pas encore) : BON.
Fait numéro six : les magiciens allaient probablement le tuer bientôt : MAUVAIS.
Il fit le compte des « BONS » et des « MAUVAIS » points. Comme d’habitude, les « MAUVAIS » l’emportaient, ce qui ne le surprit pas outre mesure.
Nicko et Jenna parvinrent à s’extraire de la coque et se hissèrent sur le talus prolongeant le banc de sable sur lequel la Muriel reposait à présent, les voiles pendantes. Nicko avait besoin de faire une pause. Il prenait son rôle de capitaine très à cœur et s’attribuait la responsabilité de tout ce qui pouvait survenir de mal pendant qu’il était aux commandes. De son côté, Jenna se réjouissait de retrouver la terre ferme, même si celle-ci était plutôt détrempée. L’herbe sur laquelle elle s’était assise cédait légèrement sous son poids, comme si elle poussait sur une grosse éponge imbibée d’eau, et elle était enduite d’un glacis de givre.
Profitant de ce que son adversaire s’était éloignée, 412 se risqua à relever la tête et ce qu’il vit lui fit dresser les cheveux sur la tête.
La puissance de la Magyk...
A part lui, personne ne semblait remarquer le halo d’énergie scintillant qui enveloppait Marcia, couvrait sa cape de magicienne extraordinaire de reflets changeants et donnait un éclat pourpré à ses cheveux bruns bouclés. Ses yeux verts étincelaient tandis qu’elle contemplait l’infini, faisant défiler un film muet qu’elle était seule à voir. Malgré la formation anti-magiciens qu’il avait reçue à la caserne, 412 était comme frappé de paralysie devant elle.
Bien sûr, le film que regardait Marcia concernait la leiruM et son équipage fantôme qui filaient vers l’embouchure du fleuve. Avant longtemps, ils auraient dépassé le Port et gagné la haute mer. Le Chasseur trouvait étonnant qu’un voilier de cette taille atteigne des vitesses pareilles. Bien que la leiruM fût toujours visible, la chaloupe n’arrivait pas à réduire suffisamment la distance pour lui permettre de tirer la balle en argent. D’autre part, les dix rameurs se fatiguaient et le chasseur s’était enroué à force de leur crier : « Plus vite, tas d’incapables ! »
L’apprenti était resté sagement assis à l’arrière du bateau depuis le début de la traque. Plus le Chasseur devenait furieux, moins il osait se manifester et plus il se tassait dans son coin, près des pieds suants du rameur numéro 10. Mais quand ce dernier commença à grommeler entre ses dents des commentaires extrêmement grossiers et instructifs sur le Chasseur, il reprit un peu d’assurance et se mit à scruter l’horizon. Il vit la leiruM qui s’éloignait à toute allure. Plus il la regardait, plus le doute grandissait en lui. Rassemblant son courage, il héla le Chasseur :
— Vous aviez remarqué que le nom du bateau était écrit à l’envers ?
— N’essaie pas de jouer au plus fin avec moi, mon garçon.
La vue du Chasseur était perçante, mais peut-être pas autant que celle d’un garçon de dix ans et demi dont le passe-temps favori consistait à collectionner et étiqueter des fourmis. Ce n’était pas pour rien qu’il avait passé autant d’heures à observer le fleuve depuis la caméra obscura de son maître, jusqu’à connaître le nom et l’histoire de tous les bateaux qui naviguaient sur ses eaux. Il savait que le voilier qu’ils pourchassaient avant le brouillard, la Muriel, avait été construit par Rupert Gringe qui le louait pour la pêche au hareng. Après le brouillard, il s’était transformé en leiruM - l’image inversée de la Muriel. Et il était assez versé en Magyk pour savoir ce que cela signifiait.
La leiruM était une projection, une apparition, une illusion mensongère.
Heureusement pour l’apprenti, juste comme il s’apprêtait à informer le Chasseur de sa découverte, à bord de la véritable Muriel, Maxie eut l’idée de lécher la main de Marcia en signe d’affection. Le contact de sa langue baveuse fit tressaillir la magicienne qui relâcha son attention une fraction de seconde, provoquant la dissolution de la leiruM. Le bateau fantôme reparut presque aussitôt, mais il était trop tard. La ruse était éventée.
Hurlant de rage, le Chasseur abattit son poing sur le coffret à munitions. Il poussa un nouveau cri, cette fois de douleur. Il venait de se fracturer le cinquième métacarpien - l’auriculaire, en bref, le petit doigt - et cela faisait TRÈS mal. Tout en se tenant la main, il jeta un ordre aux rameurs :
— DEMI-TOUR, BANDE D’IDIOTS !
La chaloupe stoppa, les hommes retournèrent leurs sièges d’un air las et se mirent à ramer dans la direction opposée. Le Chasseur se retrouva à l’arrière du bateau et l’apprenti, pour sa plus grande joie, à l’avant.
Mais la chaloupe ne tournait plus à plein rendement, Les rameurs se fatiguaient vite et ils n’appréciaient guère de se faire couvrir d’injures par un meurtrier en puissance de plus en plus hystérique. La cadence s’en ressentait et au lieu de glisser à la surface des eaux, la vedette progressait désormais par à-coups, avec des soubresauts.
Le Chasseur boudait à l’arrière du bateau. La piste s’était refroidie pour la quatrième fois cette nuit. Cette traque virait au cauchemar.
L’apprenti, en revanche, appréciait cette volte-face. Assis désormais à la proue, il levait son visage vers le ciel nocturne, tel Maxie, pour mieux jouir de la caresse du vent. Il était également soulagé d’avoir pu faire son travail. Son maître serait fier. Il s’imaginait à ses côtés, lui racontant comment il avait détecté une projection diabolique et sauvé la situation. Peut-être cet exploit consolerait-il son maître de sa déconvenue : son apprenti n’était pas doué pour la Magyk. Il faisait de son mieux, sincèrement. Mais il lui manquait toujours quelque chose - quoi ? - pour réussir.
Ce fut Jenna qui vit le projecteur tant redouté faire demi-tour au loin.
— Ils reviennent ! cria-t-elle.
Marcia sursauta et perdit complètement le contrôle de la projection. La leiruM et son équipage s’évanouirent à jamais, causant un choc violent à un pêcheur solitaire sur le mur du Port.
— Il faut cacher le bateau !
Nicko se releva d’un bond et courut sur l’herbe, suivi par Jenna.
Silas tira Maxie hors du voilier et lui intima l’ordre de se coucher, puis il aida Marcia à débarquer. 412 se dépêcha de l’imiter.
Marcia s’assit sur la berge de la passe de Deppen, décidée à garder ses bottines en python le plus longtemps possible au sec. Tous les autres (même 412, au grand étonnement de Jenna) se mirent à patauger dans l’eau peu profonde pour désensabler la Muriel et la remettre à flot. Puis Nicko saisit une corde et hala le voilier le long de la passe, jusqu’à l’endroit où celle-ci faisait une courbe, afin de le rendre invisible depuis le fleuve. La marée descendait, de sorte que le mât court de la Muriel disparaissait derrière l’escarpement qui bordait la passe.
Comme les vociférations du Chasseur se propageaient à la surface de l’eau, Marcia passa la tête au-dessus du talus pour s’enquérir de ce qui se passait. Le spectacle la laissa sans voix. Debout à l’arrière de la chaloupe, le Chasseur agitait frénétiquement les bras au risque de compromettre son équilibre déjà instable, tout en déversant un déluge d’insultes sur les rameurs qui, ayant perdu tout sens du rythme, laissaient le bateau avancer en zigzag.
— Je ne devrais pas faire ça, murmura Marcia, C’est petit, mesquin et indigne du pouvoir qui m’a été conféré, mais je m’en fiche !
Tandis que Jenna, Nicko et 412 accouraient, elle pointa l’index vers le Chasseur et marmonna :
— Plonge !
Durant une fraction de seconde, le Chasseur se sentit tout drôle, comme s’il s’apprêtait à commettre une grosse bêtise, ce qui était d’ailleurs le cas. Pour une raison qui lui échappait, il leva gracieusement les bras au-dessus de sa tête, plia lentement les genoux et s’élança depuis la chaloupe, exécutant un saut périlleux parfait avant de s’immerger dans l’eau glacée.
Sans grande conviction, les rameurs firent marche arrière et le tirèrent sur le pont, tout suffoquant.
— Z’auriez pas dû, chef, dit le rameur numéro 10. Avec le temps qu’il fait...
Le Chasseur ne put répliquer. Ses dents claquaient si fort qu’il avait du mal à aligner deux pensées. Ses vêtements trempés lui collaient à la peau et il frissonnait violemment dans le froid de la nuit. Il contemplait les marais, l’air lugubre, certain que ses proies y avaient trouvé refuge même s’il ne les voyait pas. Or, il était trop expérimenté pour s’aventurer à pied dans les marais de Marram en pleine nuit. La piste s’arrêtait là ; il n’avait d’autre choix que de faire demi-tour.
Alors que la chaloupe rebroussait le fleuve en direction du Château, il se blottit à l’arrière afin de dorloter son doigt cassé et méditer sur la ruine de ses efforts et de sa réputation.
— Ça lui apprendra, décréta Marcia. Quel affreux bonhomme !
Soudain, une voix familière retentit dans le fond de la passe ;
— Ce n’est pas très professionnel, mais parfaitement compréhensible, ma chère. Dans mon jeune temps, j’aurais été tenté d’en faire autant.
— Alther ! s’exclama Marcia en rosissant.